Après un peu moins de 20 ans de carrière au service de la santé au travail, je pense qu'il est temps pour moi de suivre une nouvelle formation, car les urgences à gérer changent !
J'arrive comme tous les matins, un petit sourire aux lèvres, car ce matin, il y a un petit rayon de soleil, rien d'extraordinaire me direz vous, mais si ! On est en juillet, avouez que ça vaut le coup d'être relevé non ?
Bref, j'arrive donc, et je n'ai pas encore fini d'ouvrir la porte de l'infirmerie, que le téléphone sonne déjà. Mon demi-sourire s'efface : ça sent pas bon...Bingo, la journée va être d'enfer...
"...Allo...il y a Sami ...qui menace de se suicider, à son poste, il en a marre...j'arrive avec lui..."
On entend plein de choses à la télé, les suicides sur les lieux de travail, c'est dur, mais comme toujours, tant qu’on n’est pas touché l'impact n'est pas le même.
Sami arrive donc avec son responsable, et évidemment il ne va pas bien, mais il est calme plutôt abattu, c'est déjà pas mal.
Je me retrouve avec lui, seule, nous nous connaissons bien, c'est un jeune, paumé car il n'a pas encore trouvé à 30 ans, sa place dans la société et surtout pas au travail.
Sa tête est vide, asphyxiée par l'alcool et les drogues qu'il prend pour oublier qu'il n'a encore aucun beau souvenir, il me raconte que sa vie personnelle est un désert où aucune fille n'a envie de s'y brûler.
Pendant 1 heure, il me raconte sa vie comme quelqu'un qui fait les cent pas dans une impasse : il ressasse ses pensées à en devenir cinglé.
Je l'écoute, et je réfléchis, le travail a certainement déclenché cette crise, mais le mal-être vient de plus loin, l'ambiance du travail a peut-être contribuée à l'exacerber, mais en tout cas le résultat est là.
Il me faut prendre une décision car il n'est pas en état de faire quoi que ce soit, on ne parle pas de travail, il est en train de faire une fixation.
Je lui propose d'aller consulter un psychiatre très rapidement c'est à dire tout de suite, il refuse.
Appeler ses parents ? Non, il refuse.
Appeler les pompiers pour aller aux urgences ? Non, il refuse.
Et bien, on peut le dire, je suis seule sans médecin du travail, et je suis dans la M.......
Je discute, il discute, je discute, il discute...
Il accepte enfin de voir un psychiatre, seule solution passer par les urgences, et oui, on n’est pas à Paris !
Mais comment l'emmener ? Seule solution l'emmener avec une voiture de service, avec l'accord de la société bien sur.
Il est ok, on y va.
Sur place, une infirmière psy l'attend (j'avais téléphoné pour prévenir), après un entretien, elle attend l'arrivée du psychiatre demandé en urgence.
Sami se confie bien et se sent en confiance avec cette équipe, je souffle un peu, d'autant plus, que n'ayant plus l'habitude du milieu hospitalier et encore moins des urgences, j'ai l'impression d'étouffer un peu.
Ca ne va pas durer, le salarié veut fumer une cigarette, je tiens à l'accompagner, je fais bien, il avait appelé un dealer du coin qui l'attendait...J'avais l'impression d'être la mère de Sami : je te l'ai incendié comme je l'aurais fait pour mon fils.
Le dealer est parti sans problème, le salarié est rentré, mon cœur cognait dur.
Je voudrais partir, le laisser aux urgences, mais non, tant qu'il ne sera pas hospitalisé, je ne serai pas tranquille.
Le psychiatre arrive, discute, il veut une hospitalisation en milieu fermé, c'est à dire, sans le consentement du malade qui sera sans contact avec le monde extérieur même sa famille pendant un temps donné.
Mais il faut qu'un tiers signe cette demande, et la famille n'est pas joignable, puisqu'il ne veut pas donner de téléphone !
Et une fois de plus, je me sens seule, car la signature ne peut être faite qu'à titre personnel, oui messieurs dames, je ne pas signer pour mon entreprise !
Je fais quoi ? Je sais que c'est la seule solution pour qu'il se soigne et soit pris en charge, j'appelle le médecin du travail, il me rassure, à ma place il signerait.
Il a raison, je n'ai pas le choix, s'il sort de l'hôpital, seul, tout est possible.
Et mon entreprise, elle en pense quoi ? Allô ? Service juridique ? Où êtes-vous ? Personne n'arrive à me donner une réponse claire et précise.
Je signe, le salarié m'a fait confiance, il accepte d'être hospitalisé, mais il ne sait pas encore dans quelles conditions, on le lui dira plus tard.
L'ambulance part avec ce garçon et moi je rentre, vidée, à mon bureau.
Le monde de la santé au travail a bien changé, les risques psychosociaux ne sont pas de vains mots, et je les affronte sans pour autant les gérer correctement avec les bons outils, la bonne formation.
Sami s'est fait soigné, le service médical lui a dit que j'avais signé son "internement", il m'a remercié, mais il ne reviendra pas travailler.
Le monde du travail est-il toujours la cause des tendances au suicide, ou un facteur déclencheur d'un mal plus profond ?
Difficile à démêler, mais une chose est vraie, les salariés ont de plus en plus des comportements psychologiques difficiles qu'il faut déceler et leur venir en aide dès que possible, pour éviter l'irréparable...